Le fascinant principe de sous-optimalité

Contrairement à ma Tata Paulette qui est un véritable démon au volant, le vivant a ceci de formidable qu’il en garde toujours sous la pédale. Il s’offre des matelas de sécurité pour rebondir en cas de crise. Il fonctionne de manière sous-optimale par rapport à ses capacités théoriques. Alors que Tata Paulette écrase le champignon comme une forcenée, au péril de sa vie (et de celle de pas mal de monde, il faut bien l’admettre), empruntant des raccourcis peu homologués pour optimiser son temps de trajet et gagner trois précieuses minutes, la nature, elle, privilégie la robustesse et la survie à la sur-performance.

 

At night, a candle is brighter than the sun

L’exemple de la photosynthèse, à ce titre, est éloquent. Si ma Tata Paulette devait s’exprimer sur le rendement de la photosynthèse des arbres, elle le qualifierait probablement de complètement pourri. Elle est un peu directe, je vous le concède, mais à sa décharge, il est vrai que la capacité des plantes à capter la lumière du soleil et à la transformer en une autre type d’énergie est très faible. Quand un panneau solaire transforme jusqu’à 30% des photons en électricité, la photosynthèse plafonne péniblement à 2%. La honte. Mais cette sous-optimalité d’apparence dissimule, tel le costume de Clark Kent, une robustesse phénoménale. La couleur verte, en effet, absorbe bien moins l’énergie dans le spectre lumineux que le noir. Mais elle permet de capter la lumière même lorsque celle-ci est très faible (dans une forêt très dense et obscure, sous un ciel très nuageux plusieurs jours d’affilée…). Cela garantit une régularité pour l’organisme de la plante.

Imaginez que la nature décide un beau matin, pour impressionner ma Tata Paulette, d’optimiser la photosynthèse et de foncer le vert de ses feuilles jusqu’à tendre vers le noir. Son rendement s’en trouverait tout ragaillardi et les plantes aux feuilles sombres pourraient alors faire leurs crâneuses en transformant en énergie 12, peut-être même 13% des rayons du soleil. Ce qu’elles gagneraient en rendement, elles le perdraient en capacité à capter la lumière dans des conditions d’obscurité prolongée, mais qu’importe, après tout. La nuit est toujours suivie du jour. Et ma Tata Paulette ajouterait dans sa grande sagesse : “Et après la pluie, vient le beau temps”.

Mais souvenez-vous maintenant de la formidable météorite qui a percuté la terre il y a 65 millions d’années et soulevé une ahurissante quantité de poussière (mais si, souvenez-vous). Aggravé par les cendres en suspension de multiples éruptions volcaniques, le nuage ainsi formé a plongé la planète entière dans une nuit artificielle de plusieurs années. Sans la sous-optimalité de notre photosynthèse et une solide capacité de résilience face à cette imprévisible crise, les plantes auraient sans doute disparu à jamais, et toute forme de vie dans leur sillage.

 

Elle m’a mis la fièvre

Pour pousser un peu l’illustration de la sous-optimalité de nos systèmes vivants, prenez donc votre microscope et observez les enzymes, agents du système immunitaire de notre corps.

Ils ont un fonctionnement optimal à 40°. En régime de croisière, à 37°, ils sont donc sous-optimaux. Mais en cas d’agression par un virus ou une bactérie, ils adoptent un fonctionnement optimal grâce à une poussée de fièvre. C’est une réponse transitoire, un état non permanent. Dès la menace écartée, vous reviendrez fort heureusement bien vite à vos agréables 37.2°. Par ailleurs, si les enzymes du corps étaient toujours en régime maximal, elles ne pourraient pas surprendre les pathogènes par une réaction immunitaire d’ampleur. Ceux-ci apprendraient à s’y adapter. Être sous-optimal, c’est donc être résilient. Cette capacité à pousser le système dans ses retranchements, uniquement en cas de crise, contribue ainsi à la robustesse du corps humain.

 

Dans la nature, la vie ou l’économie, optimiser, c’est fragiliser

Quand Paulette part de chez elle au tout dernier moment (pour pouvoir regarder jusqu’au bout la scène finale de Pretty Woman une trentième fois, je la connais), et qu’elle terrorise tout le territoire, pied au plancher et main sur le klaxon, pour arriver à temps au tournoi de bridge qui disqualifie impitoyablement tout retardataire, elle ne s’offre pas une minute de marge de manoeuvre. Pas de matelas de sécurité. Elle fragilise toute son organisation. Un camion poubelle, une déviation imprévue, une classe de maternelle qui traverse pourraient suffire à mettre à mal tout le système.

Le biologiste Olivier Hamant, qui a formulé et démocratisé ce principe de sous-optimalité, utilise l’exemple du porte-conteneurs géant qui, un joli matin de mars 2023, eut l’idée originale de s’échouer en travers du canal de Suez, paralysant les 10% du commerce maritime international qui y transitent. La canal a certes permis d’optimiser radicalement le transport maritime mondial, mais les conséquences lorsqu’un grain de sable s’immisce dans le rouage sont immédiatement spectaculaires : des pénuries massives sur plusieurs semaines et un manque à gagner estimé à 400 millions de dollars par heure.

Dans notre économie, nous avons supprimé les stocks et réserves stratégiques au profit des flux tendus. Or, plus un système est optimisé, plus il est fragile, sensible aux aléas et aux crises. Et dans les années qui viennent, les crises et les aléas risquent, comment dire, de légèrement s’intensifier.

 

La sous-optimalité, condition de robustesse des entreprises

Privilégier la robustesse à la sur-performance en entreprise, c’est justement l’une des intentions de l’économie régénérative.

Thomas Breuzard est membre de la direction du Groupe Norsys, une entreprise de services numériques (ESN) de 700 salarié.es. Même si les termes qu’il emploie sont différents, sa définition de la “Permaentreprise” inclut sans aucun doute cette subtile notion de sous-optimalité. Là où la majorité des ESN facturent pour un consultant-salarié autour de 230 jours/homme par an, Norsys ne dépasse pas les 210 jours. Pourquoi ? Pour préserver une zone saine de jachère temporelle. Un moment exempt de rendez-vous et de missions, pendant lequel les employés sont incités à ralentir, réfléchir, s’engager et innover. Ce temps libre n’est pas un vœu pieu ou une mesure cosmétique. Ce n’est pas la première variable d’ajustement que Norsys réduit comme peau de chagrin dès qu’il est nécessaire de maximiser son chiffre d’affaires ou le dividende des actionnaires. Ce temps est sanctuarisé et intégré dans les fondements de son modèle économique.

L’illustration des bienfaits de la sous-optimalité s’est manifestée en mars 2020 avec une clarté sans équivoque, lorsque la pandémie a forcé tous les cabinets de conseils – comme l’immense majorité des entreprises – à réinventer dans l’urgence leur modus operandi dans un monde soudain 100% distanciel. Cette nouvelle donne a bouleversé le planning des consultants du monde entier. Ils ont dû, durant les premiers mois de cette situation inédite, diminuer drastiquement la facturation auprès de leurs clients pour dégager le temps nécessaire en interne à l’adaptation aux nouvelles conditions. Les consultants de Norsys, en revanche, ont continué (presque) sereinement leurs missions en cours, sans perturber leur calendrier. Ils disposaient déjà d’un confortable temps de réflexion inclus structurellement dans leur agenda et étaient déjà aguerris à l’exercice quotidien d’innovation et de questionnement qui fait partie intégrante de la philosophie de l’entreprise.

La recherche de la performance a été remplacée par celle de la robustesse et de la résilience. La sous-optimalité sert à ça : être prêt à résister en temps de crise.